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Georges Brassens Frachet
4 février 2018

Georges Brassens entre Basdorf et Paris

Georges Brassens, premier séjour à Paris
La vie au camp de Basdorf près de Berlin

              
Brassens à Basdorf avec l'ami Iskin

Basdorf 1943 – Allemagne - Usine BMW
Dans la chambre 5, baraque 26, un grand brun taciturne âgé de 22 ans, chevelu et moustachu : c’est un nommé Georges-Charles Brassens encore tout étonné d’être là après un voyage interminable en train.

Paris gare de l’Est le 8 mars 1943 à 11h15
Tous les requis du STO [1] sont sur le quai, destination inconnue pour aller joyeusement participer à l’effort de guerre allemand. Georges Brassens a hésité, tenté un moment de rejoindre Sète mais finalement il a suivi le mouvement et le voilà dans ces baraquements situés à 4 kilomètres de l’usine où il va travailler et à 24 kilomètres du centre de Berlin.

La vie à Basdorf
Chaque matin, il se lève à 4 heures –il sera toujours un lève-tôt- va chercher une boisson bizarre nommée "café" pour la chambrée et, seul assis à table, il noircit des feuilles de papier. Au début, les autres le croient pris d’une rage épistolaire, doté d’une famille grouillante autour du port de Sète, mais non, il pond des vers, raturant, biffant, en rythmant le texte avec ses doigts sur la table. Un jour, il découvre dans le camp avec l’ami René Iskin [2] une merveille, un piano sur lequel Brassens s’accompagne en chantant ses ritournelles d’alors écrites à la manière de Trénet dont cet extrait :

« Reine de bal, reine de bal champêtre,
Je vais ce soir chanter pour vous,
Chanter pour vous ce soir de tout mon être
Reine de bal un chant très fou… »

Pour la chambrée puis pour le camp, il est "Le Poète" avant de devenir, à cause d’une autre chanson "Bidet". Ceux de sa chambrée s’appellent désormais "Les PAFS" –pour Paix aux Français [3]- dont Brassens écrit l’hymne fédérateur. Ils forment une équipe soudée sous la férule bonhomme du "Poète", du "stubefürer" Jean Le Breton et du cuistot surnommé "la Grisette". Déjà cette manie de Brassens de donner des sobriquets à tout le monde. Tout à sa gloire de "Poète", il continue d’écrire un mystérieux roman et à griffonner des chansons. Avec l’ami André Larue, il monte dans le camp un spectacle intitulé "Paris-Basdorf". Composant d’instinct, il reprend les airs composés à Sète, change les textes, toujours de la même façon, en tapant des doigts ou du plat de la main sur tout ce qui est à sa portée.

Il pense aussi à son retour, Paris lui semble être son avenir, d’autant qu’il a toujours été accueilli chez sa tante Antoinette qui tient une pension 173 rue d’Alésia… à deux pas de l’impasse Florimont où il a rencontré Jeanne. Son premier séjour à Paris a été bref pour cause de France envahie mais trois mois plus tard, il y est revenu, retrouvant la tante Antoinette… et son piano. Sous l’influence de Charles Trénet, son style s’épure peu à peu, ses vers deviennent plus cursifs, plus incisifs. Il relit aussi ses deux recueils de poèmes écrits avant Basdorf, "Des coups d’épée dans l’eau" et " Á la venvole" publié à compte d’auteur, qu’il avait envoyé par bravade au maire de Sète qui l’en remercia chaleureusement. [4]

Á Basdorf, comme de bien entendu, il s’aperçoit vite de la supercherie que représente le STO. Il essaie de travailler le moins possible, très doué pour ce genre d’exercice semble-il, adore faire des blagues et fomenter des coups sans toutefois se mettre en avant, ce qui est bien dans son caractère. En ces temps de pénurie, il apprend à vivre de peu, ce qui lui sera fort utile dans les années difficiles pour lui de l’après-guerre. Des chansons qu’il écrit alors, peu ont survécu, reprises plus tard avec des textes remaniés comme "Maman, papa" [5] ou "Pauvre Martin". Tous les matins, il écrit un roman, en fait une série d’histoires surréalistes, sans vraiment de fil conducteur mais pleines de rebondissements, un récit picaresque et débridé d’une verve qui rappelle certaines chansons irrévérencieuses qui lui vaudront au début de sa carrière ‘une mauvaise réputation’. [6]

Le 8 mars 1944, après un voyage mouvementé, Brassens arrive à Paris pour une permission qu’il va prolonger indéfiniment. Retour au point de départ à la gare de l’Est. Ses meilleurs copains du camp André Larue, René Iskin [7] auxquels se joindra bientôt l’inséparable Pierre Onteniente, ont recopié les textes de "Bidet" –son dernier surnom au camp- dont une chanson curieuse "La ligne brisée" que l’équipe des "PAFS" va interpréter dans le camp, certains n’y trouvant qu’une plaisanterie loufoque, d’autres goûtant son charme surréaliste dans la veine de Jarry.

          
Brassens dans les années quarante

Cette tendance, cette forme d’humour, on la retrouvera plus tard dans ses chansons gaillardes, qu’il affectionnait et qui vont d’"Hécatombe" à "Fernande", et dès son retour avec la réécriture de son récit "Lalie Kakamou" sue lequel il revient encore et encore, jamais satisfait. Menacé d’être renvoyé en Allemagne manu militari, Brassens se réfugie chez une amie de sa tante, Jeannne Le Bonniec, mariée depuis à Marcel Planche [8], impasse Florimont dans le XIVème arrondissement où il va résider pendant 25 ans. Jeanne n’est pas riche et Marcel souvent chômeur, la vie matérielle est difficile mais Brassens n’en a cure, pourvu qu’il ait son tabac et du papier pour écrire.

Avec son ami André Larue et quelques autres, il songe à créer un journal qu’ils baptisent pompeusement "Le cri des gueux", déjà tout un programme, un journal aux accents anarchistes marqués qui annonce ses engagements au cours de ces années. C’est l’époque où il rencontre une curieuse fille qu’on appelle "La petite Jo" [9], fantasque, affabulatrice et même mythomane, qui lui vaudra bien des ennuis et le brouillera même avec quelques amis.

Brassens écrit le matin et se promène ensuite beaucoup dans Paris, souvent avec André Larue pour faire le tour des amis, en particulier Pierre Onteniente qui deviendra peu à peu son ami le plus proche, "l’indispensable", dégageant Brassens de ses soucis quotidiens. Ils vont voir Onteniente chez lui rue Pigalle ou l’attendre devant la perception où il travaille dans le 9ème arrondissement, rue Émile Dubois où "la petite Jo" travaillait [10], rue des deux gares (entre les gares du Nord et de l’Est) voir les amis DarnajouÉmile Miramont, le copain sétois qui habite vers Troyes se joint à eux chaque fois qu’il peut. Brassens dans ses pérégrinations parisiennes connut quelques déboires avec ses chevaux longs, sa grosse moustache et son vieux pardessus râpé. Jugé sur son apparence et sa dégaine, même les mères de ses amis le regardaient parfois de travers. [11]

Le 28 mars 1946, à l’issue d’une énième audition négative, il se résout à interpréter lui-même ses chansons, ce qui heurte sa timidité et lui coûte beaucoup. En fait, il n’a toujours pas choisi entre la littérature, son interminable roman "Lalie Kakamou" [12], la poésie et la chanson. Il vire libertaire, sous la bannière de son ami Marcel Renot, son journal mort-né "Le cri des gueux", tout en poursuivant son travail, ses recherches pour acquérir un style plus personnel. Le perfectionnisme pointe toujours sous son apparence débonnaire. Il lit abondamment les auteurs anarchistes [13], se lie d’amitié avec Marcel Lepoil, Maurice Joyeux et devient un temps secrétaire de la revue "Le libertaire" où on le surnomme "Jo la cédille", sourcilleux sur le style, vétilleux sur l’orthographe et la grammaire. Il fait éditer à compte d’auteur, avec la contribution gracieuse de Jeanne, une version résumée de son roman-récit sous le titre "La lune écoute aux portes" et se permet à cette occasion de faire un pied de nez aux éditions Gallimard qui joueront l’indifférence. Brassens n’est pas assez important pour que Gallimard réponde à sa provocation.

Pendant ces années d’errance dans Paris, des années de doutes et de tâtonnements, il partage avec Jeanne et ses quelques amis d’alors, sa vie de bohème, ses utopies et ses illusions. Mais les deux années charnières 1947-48 vont être marquantes pour son avenir :

- Il se tourne résolument vers la chanson où il a enfin trouvé son style, atteint la maîtrise à laquelle il aspirait. Coup sur coup, il va composer des chansons qui feront date parmi ses premiers succès : "Le mari bricoleur", [14]", La chasse aux papillons" ou "Le parapluie" par exemple.
- Il va rencontrer une femme, « l’œil malicieux, l’air intelligent, la voix douce teinte d’un accent slave » [15] qui s’appelle Joha Heyman : c’est la femme de sa vie, celle qu’il ne quittera plus jamais et qui repose à ses côtés au cimetière municipal du Py à Sète.

 

 Notes et références

  1. Le Service du Travail Obligatoire instauré par Pétain et Laval
  2.  René Iskin, "Dans un camp, Basdorf 1943", Georges Brassens et moi avions 22 ans, éd. Didier Carpentier, novembre 2005
  3.  Les PAFs er les copains de Basdorf : René Iskin, André Larue, Pierre Onteniente, Jean Le Breton, Georges Paquignon…
  4.  Le texte "Des coups d’épée dans l’eau" a été repris dans le livre d’André Larue "Brassens, une vie", éditions IGE, décembre 1982
  5.  Chanson qu’il a chantée en duo avec Patachou
  6.  Ce récit d’abord intitulé "Lalie Kakamou" sera édité à compte d’auteur en 1947 sous le titre "La lune écoute aux portes"
  7.  René Iskin, Dans un camp, Basdorf 1943, Georges Brassens et moi avions 22 ans, éditions Didier Carpentier, novembre 2005, 256 pages, Isbn 978-2-84167-365-0
  8.  Marcel Planche, celui qui sera "l’auvergnat" de la chanson.
  9.  La "Petite Jo", pour Josette, se prénommait en réalité Jeannine
  10.  Rue Émile Dubois en face d’où Brassens habitera plus tard après avoir quitté l’impasse Florimont
  11.  Il se fera d’ailleurs arrêter par des policiers soupçonneux un jour boulevard Saint-Germain
  12.  "Lalie Kakamou" fait partie des textes libertaires de Brassens, sans véritable fil narratif et plutôt de nature surréaliste
  13.  En particulier Proud’hon, Bakounine et Kropotkine
  14.  Dont Patachou fera le succès
  15.  "Brassens ou la mauvaise herbe", André Larue, éditions Fayard, 1970

 Autres fiches à consulter

Georges Brassens -- Georges Brassens à Sète -- Paul Valéry à Sète, Montpellier, Paris --
Georges Brassens à Paris --

 Bibliographie : choix de témoignages

- Éric Battista, Georges Brassens, Entretiens et souvenirs intimes, Éditions Équinoxe, 2001
- Éric Battista et Mario Poletti, Georges Brassens, souvenirs et portrait d'intimes, éditions du Grésivaudan, 1986/1987
Maurice Bousquet, Monsieur Brassens, éditions Équinoxe, 199163
-Pierre Cordier, Brassens intime, Textuel, mars 2011 (ISBN 978-2-84597-416-6)
- René Iskin, "Retour à Basdorf, ", album de chansons paru en 2003 contenant les inédits suivants (chansons de Basdorf que Brassens n’a jamais enregistrées) : "Á l’auberge du bon Dieu", "Un camp sous la lune", "Loin des yeux, loin du cœur "
- Victor Laville, Christian Mars, Brassens, le mauvais sujet repenti, éd. l’Archipel, octobre 2006, ISBN 978-2-84187-863-5
- Émile Miramont dit Corne d’aurochs, Brassens avant Brassens – De Sète à l’impasse Florimont, éditions L’Archipel, 2001
- Louis Nucera, Brassens, délit d'amitié, L'Archipel 2001(ISBN 978-2-84187-326-5)
- Mario Poletti, Brassens l'ami, Souvenirs, Anecdotes, Conversations et Réflexions, préface de Maxime Le Forestier, Éditions du Rocher, 2001, 160 pages, couverture cartonnée bleu marine avec titres argent imprimés en creux sur le premier plat et sur le dos, format 9 × 11.25 in - 23 × 28,8 cm
- Mario Poletti, Brassens me disait, Éditeur Flammarion, novembre 2006, ISBN 2080116355
- Josée Stroobants67, Une vie d'amitié avec Georges Brassens, éd. Didier Carpentier, septembre 2006 (ISBN 978-2-84167-416-9)
- Le parc Georges Brassens, 2 place Jacques Marette, Paris 15ème (anciens abattoirs de Vaugirard)

Liens externes - Témoignage de Basdorf
- En compagnie de... Témoignage de Victor Laville Le Libertaire

<<< Christian Broussas - 14 octobre 2012 © • cjb • © >>>

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